"J'avais vu tomber une fleur de camélia.
Il m'était arrivé de voir les pétales rouges joncher le sol comme des gouttes qui éclaboussent, les fleurs choir lourdement, sans perdre leur forme, mais jamais je n'avais vu de près une fleur de camélia dans sa chute.
Regarde ! ai-je dit à Rei qui marchait à côté de moi. Il a tourné tout de suite les yeux et a ramassé machinalement la fleur qui avait conservé sa forme, intacte.
Sans rien dire, il l'a serrée avec force dans sa main. Les gros pétales se sont détachés et dispersés au sol. Des doigts qui les emprisonnaient, plusieurs ont continué à s'échapper. Enfin, il n'est plus resté que le cœur de la fleur, tout jaune. Rei l’a broyé dans sa paume."
(extrait)
Souvent, je n'arrivais pas à décrire exactement ce que je ressentais à la lecture d'un roman japonais. En fermant un roman écrit par une autrice ou un auteur japonais, je suis en général laissé à une douce rêverie.
Je crois avoir mieux analysé ce sentiment, récemment, en lisant l'introduction du poète Zéno Bianu et de la traductrice Corinne Atlan pour
leur anthologie du haïku, parue chez Gallimard. Ils y utilisent l'expression
"créer un monde de sens implicite". Et cette expression m'a immédiatement parlé.
C'est bien cela que j'éprouve régulièrement en lisant un auteur du Japon : les émotions, les sentiments, la psychologie des personnages ne sont pas analysés ou décrits de manière directe. On comprend tous ces états intérieurs grâce au contexte. Il y a beaucoup de non-dits mais aussi une approche très sensible et très connectée à la nature, aux détails, à la vie comme elle est. Une forme de délicatesse. Cette écriture de la suggestion est caractéristique de la poésie japonaise, mais on la retrouve aussi dans les textes de fiction en prose.
On dit souvent que les Japonais sont très habiles pour comprendre sans rien dire (ou à mots très couverts) les sentiments d'une personne. Ils peuvent lire sur votre visage vos émotions. Ils sont habitués à "lire l'air" comme le montre l'expression japonaise : kûki wo yomu. Ils "lisent l'air" de la situation et, par conséquent, les expressions faciales des personnes sont une source d'information pour comprendre leurs émotions. Cela explique peut-être en partie cette délicatesse. On n'a pas à appuyer là où cela fait mal ou à souligner une émotion positive, si on l'a déjà "lue" dans l'atmosphère de la rencontre et de la pièce. C'est une forme de politesse.
Dans les cultures où le contrôle des émotions est la norme, comme au Japon, l'accent est mis sur les yeux pour les interpréter. Alors que dans les cultures où les émotions sont ouvertement exprimées, comme aux États-Unis, l'accent est mis sur la bouche. Ces différences culturelles sont, par exemple, illustrées par les émoticônes, ces symboles utilisés pour transmettre une émotion dans un e-mail, un sms et sur les réseaux sociaux en général. Les émoticônes japonaises de bonheur et de tristesse représentent la forme des yeux, tandis que les émoticônes américaines utilisent la bouche. Aux États-Unis, les émoticônes : ) et : - ) désignent un visage heureux, tandis que les émoticônes :( ou : - ( désignent un visage triste. Les Japonais, eux, ont tendance à utiliser le symbole (^_^) pour indiquer un visage heureux, et (;_ ;) pour indiquer un visage triste. Or les yeux se taisent ou parlent d'eux-mêmes, quand la bouche, elle, bavarde !
Yukio MISHIMA s'amuse dans son roman
"La musique" de la discrétion et de la simplicité des Japonais, en livrant une vive critique de la psychanalyse dans le style d'une lettre de menaces de l'extrême droite adressée au héros du roman, un psychanalyste japonais...or la psychanalyse est un art de la parole :
"La psychanalyse, c'est la destruction de la culture japonaise traditionnelle. La "frustration" et autres hypothèses tout aussi négatives constituent un véritable sacrilège envers la vie psychique des Japonais simples et bons. Face à la culture japonaise qui, dans sa modestie, s'est toujours refusée à pénétrer trop avant dans le coeur de l'homme, des dogmes malpropres et vulgaires comme ceux qui veulent à tout prix trouver une cause sexuelle à tous les comportements humains, et qui se targuent ainsi de libérer l'homme de ses refoulements, ne sont rien d'autre qu'une philosophie née dans le crâne le plus corrompu, le plus vil de tout l'Occident."
Pour terminer cette réflexion sur le style d'écriture japonais. J'aimerais aussi mettre en avant deux concepts de l'esthétique japonaise, caractérisée par la sincérité, la légèreté, l'objectivité et une tendresse particulière à l'endroit des créatures vivantes (rappelez-vous du chat de Sôseki ou de la grenouille de Bashô).
- 幽玄 / yûgen : les sentiments les plus profonds ne doivent pas être exprimés, l'intellect ne peut appréhender la vérité ultime, il s'agit donc de suggérer un état intérieur sans le décrire.
- わび・さび / wabi sabi : la beauté doit amener à une prise de conscience qui permet de trouver de la satisfaction dans la pauvreté et la solitude. On peut ressentir des choses profondes et riches dans un environnement calme, admirer un objet rouillé ou patiné par le temps...Wikipédia donne les définitions suivantes pour wabi : solitude, simplicité, mélancolie, nature, tristesse, dissymétrie… et pour sabi : l'altération par le temps, la décrépitude des choses vieillissantes, la patine des objets, le goût pour les choses vieillies, pour la salissure, etc.
Voilà, ce sont des réflexions sur la littérature japonaise qui ne sont pas le fruit d'un long travail de recherche, mais de recoupements entre différentes lectures et d'impressions longtemps ressenties.
Si vous avez un avis plus docte sur le sujet, je suis à l'écoute des commentaires et des critiques constructives.
Bonnes lectures !